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Entretien "Pour dissimuler sa défaite, Vladimir Poutine se doit d’escalader"

Le Journal du Dimanche, 19 mars 2022


Guerre en Ukraine : « Pour dissimuler sa défaite, Vladimir Poutine se doit d’escalader »

19 mars 2022

François Clemenceau

Pour Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Irsem et spécialiste de la stratégie militaire, l’armée russe pourrait ne plus avoir d’autre choix que la fuite en avant dans sa guerre en Ukraine.

Vladimir Poutine est-il en train de perdre sa guerre en Ukraine ? Après trois semaines de combats, « les objectifs russes de départ sont devenus illusoires », analyse Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. Pertes nombreuses, fatigue physique et morale des soldats, forte résistance ukrainienne, problèmes logistiques, erreurs stratégiques… Les raisons de cette stagnation de l’armée russe sont nombreuses. Et après ? « Le problème pour Poutine est que plus la guerre dure, plus il est fragilisé », poursuit-il. En conséquence, « le plus probable est qu’il y ait une escalade du conflit », avec notamment une barbarisation de ce conflit.

La Russie est-elle en train de perdre sa guerre en Ukraine ?

C’est tout à fait possible. J’avais écrit dès le début de l’invasion que, même si l’issue militaire du conflit semblait favorable aux Russes, Vladimir Poutine avait déjà perdu la guerre pour d’autres raisons (politiques, économiques). Mais là, après trois semaines de combats, il n’est même plus sûr que la Russie puisse remporter une victoire militaire. L’armée russe n’avance plus sur le terrain ou extrêmement lentement et la résistance ukrainienne est de plus en plus forte. Les objectifs russes de départ sont devenus illusoires. Prendre de grandes villes comme Kiev ou Odessa prendrait des mois et il faut tenir compte de la fatigue de l’armée russe qui est aussi morale. En fait, elle risque tout simplement de s’effondrer, que ce soit par la base ou par la tête, par ces soldats et officiers qui n’ont pas voulu de cette guerre. Ce n’est pas la leur, c’est celle de Poutine. D’où l’appel du Kremlin à des combattants tchétchènes ou syriens qui ont a priori moins de scrupules. Les soldats qui sont déployés aujourd’hui en Ukraine participaient à des exercices militaires lorsqu’on leur a fait traverser la frontière du jour au lendemain sans leur expliquer pourquoi. Il ont des problèmes logistiques importants, de très nombreuses pertes et aucune victoire majeure. Plusieurs indices témoignent d’une motivation chancelante. D’autant que ceux d’entre eux qui parviennent à contourner la censure peuvent aussi prendre conscience que cette guerre ne détruit pas que l’Ukraine mais aussi l’avenir de leur pays, la Russie.

Pendant des années, les services de renseignement russe qui travaillaient en Ukraine ont menti au Kremlin, pour lui plaire

La stagnation de l’armée russe est-elle due à un problème d’effectifs, d’équipement, de logistique ? Souffre-t-elle des trois à la fois ? Oui, les trois. D’abord, elle est sous-dimensionnée. La première erreur stratégique est venue du renseignement. Pendant des années, les services de renseignement russe qui travaillaient en Ukraine ont menti au Kremlin, pour lui plaire, avec des rapports qui enjolivaient la réalité sur le terrain. C’est un biais qu’on retrouve dans tous les régimes autoritaires car il y a des conséquences fâcheuses quand on déplait. Les informations transmises ont donc fait croire à Moscou que le sentiment pro-russe dans certaines régions de l’est et du sud était beaucoup plus fort qu’en réalité et, sur la base de ce biais cognitif, Poutine s’est construit sa propre réalité de l’Ukraine et en a déduit que cette opération militaire devait être rapide et populaire. Il avait même imaginé qu’une partie de l’armée ukrainienne se retournerait contre le président Zelenski. C’est le contraire qui s’est passé : il y a eu un phénomène de « ralliement autour du drapeau » et la guerre a unifié la nation ukrainienne contre l’agresseur russe. Depuis, Poutine a puni les responsables des services qui l’avaient mal informé.

Il y a eu d’autres erreurs stratégiques, dont le choix d’une période de l’année où le froid et le dégel donc la boue causent toutes sortes de difficultés (un grand nombre de véhicules se sont tout simplement embourbés). Il y a aussi des problèmes de ressources humaines : en Ukraine, c’est essentiellement l’armée de terre russe qui est à la manœuvre (il y a une sous-utilisation de l’arme aérienne et de la marine). Or, c’est celle qui a le moins bénéficié de la réforme des forces armées russes depuis 2008, et c’est celle qui a le plus de conscrits, qui par définition ne sont pas les soldats les plus professionnels. À cela s’ajoutent des problèmes d’équipement (des communications non cryptées donc interceptables, certains armements anciens) et des difficultés logistiques (manque de carburant et de rations notamment) renforcées par l’éclatement de l’offensive sur quatre fronts qui est aussi un éclatement des chaînes logistiques.

Cela signifie-t-il que Poutine doit redimensionner en volume cette opération pour reprendre le contrôle de cette guerre ?

Pour l’instant il ne semble pas avoir renoncé à l’approche quantitative puisqu’il continue de faire venir sur le théâtre des équipements, notamment des chars, et qu’il demande des renforts humains (combattants étrangers). Il essaye même de convaincre les Biélorusses de rentrer dans le conflit en les provoquant militairement par de fausses actions ukrainiennes. Son seul avantage, à ce stade, est encore le nombre. Mais comme on le disait tout à l’heure ça ne suffira pas pour prendre Kiev rapidement. Et à Odessa, un débarquement par la mer serait risqué car les assaillants sont très exposés. Le problème pour Poutine est que plus la guerre dure, plus il est fragilisé car le risque de contestation au sein des forces armées et/ou en Russie, y compris dans son premier cercle, augmente. Donc il doit changer la dynamique rapidement, dans les prochaines semaines. Son objectif minimal est d’obtenir quelques gains, comme la prise de Marioupol, pour être en position de négocier. Mais ça risque de ne pas être suffisant car si finalement il ne récupère que le Donbass plus ou moins redécoupé, son peuple pourrait avoir du mal à être convaincu qu’il s’agit d’une victoire, surtout au prix qu’ils vont payer. Donc, malheureusement, le plus probable est qu’il y ait une escalade du conflit - verticale par la barbarisation, ou horizontale par l’extension géographique. Parce que Poutine s’est mis dans une situation où la seule manière, pour lui, de s’en sortir par le haut, c’est-à-dire de dissimuler sa défaite, est d’escalader.

L’escalade verticale n’est-elle faite que de bombardements des zones d’habitation, comme en Syrie ?

C’est d’abord ça, en effet, et cette phase a déjà commencé. Partout dans le pays les Russes visent délibérément des habitations et des infrastructures comme des écoles et des hôpitaux, en violation flagrante du droit international humanitaire. Il ne fait a priori aucun doute que des crimes de guerre sont commis, peut-être même des crimes contre l’humanité s’il est établi que les attaques sont généralisées et systématiques - ce sera à la justice pénale internationale de le dire. Certaines villes sont particulièrement visées, dont Marioupol qui est un objectif prioritaire et dont les images ressemblent de plus en plus à celles d’Alep qui avait été complètement détruite par les Russes en 2016. Ils commencent à appliquer la même méthode. Raser une ville n’est pas la prendre : c’est ce que les criminels font lorsqu’ils ne parviennent pas à prendre la ville. C’est une logique de vengeance, de punition, pour pousser les habitants à se rendre, voire à se retourner contre leurs propres forces. C’est cela la barbarisation de la guerre. Et dans ce registre aussi l’escalade est possible, puisque les Russes peuvent utiliser des armes non conventionnelles comme l’arme chimique (dans une opération « sous faux drapeau » faisant croire à une responsabilité ukrainienne), une bombe « sale » (radiologique) ou même, ultimement, une frappe nucléaire tactique. Cette dernière hypothèse est improbable mais pas impossible.

Peut-on même imaginer une contre-offensive ukrainienne qui repousse les forces russes ?

Oui, mais pour cela il faut intensifier notre soutien aux forces ukrainiennes, c’est-à-dire leur livrer davantage d’armes, prioritairement des armes anti-aériennes, anti-char et des drones armés. C’est ce qui leur permet non seulement de se protéger contre les attaques de leurs villes et de leur population mais aussi de harceler les envahisseurs, de les ralentir et à certains endroits de les immobiliser. Cela étant dit, pour que les Ukrainiens puissent mener de véritables contre-offensives, il faudrait qu’ils soient dégagés de certains fronts. Une hypothèse est qu’à certains endroits, notamment autour de Kiev, l’objectif des Russes n’est pas tant de prendre la ville que de « fixer » les troupes ukrainiennes pour les empêcher de se redéployer ailleurs et de mener des contre-offensives là où ce serait possible.

Pourquoi l’armée russe ne se déploie pas à la frontière polonaise pour empêcher cette aide militaire occidentale à l’Ukraine ?

Parce que cela prendrait beaucoup de temps et mobiliserait énormément d’effectifs afin de rendre cette frontière hermétique et que, les ressources étant limitées, ce redéploiement allégerait peut-être le siège de Kiev ce qui permettrait aux Ukrainiens eux-mêmes de se redéployer pour mener des contre-offensives. Le plus probable, plutôt qu’une occupation terrestre tout au long de la frontière, sont des frappes de missiles, dont certaines ont déjà visé Lviv et une base près de la frontière. Le chef de la diplomatie russe, Sergei Lavrov, a dit qu’il n’excluait pas de s’en prendre aux convois d’armes, sans préciser de quel côté de la frontière la Russie pourrait frapper. Ce genre de déclaration ambiguë - qui signifie en réalité que la Russie pourrait frapper en Pologne, par exemple, et donc déclencher une confrontation directe, potentiellement escalatoire, avec l’OTAN - est fait pour nous diviser, nous dissuader de poursuivre et intensifier les livraisons d’armes. Comme l’intimidation nucléaire : l’objectif est de nous faire peur, pour que nous réduisions le soutien aux Ukrainiens. Il ne faut pas céder au chantage.

Le président Zelenski ne se sent-il pas de son côté de plus en plus fort ?

Naturellement et cela ne le pousse pas à faire des concessions puisqu’il est désormais en position de force et qu’il ne croit plus en la capacité de la Russie d’écraser l’Ukraine. Il a galvanisé son peuple et même l’opinion occidentale : il a déjà gagné la bataille de la communication qui est primordiale pour le moral des troupes. Il se dit qu’à force de tenir bon, l’ennemi va s’effondrer d’une manière ou d’une autre.

Vous évoquez un risque d’escalade horizontale par Poutine. De quoi parle-t-on ?

C’est l’exportation du conflit. Par exemple en frappant des territoires frontaliers non-membres de l’Otan comme la Suède, la Finlande ou la Géorgie. Mais il peut aussi déstabiliser les Balkans en aidant les Serbes de Bosnie à faire sécession. Il peut aussi détruire un satellite espion dans l’espace au prétexte qu’il aidait l’Ukraine. Ce serait du jamais vu mais les Russes ont déjà démontré cette capacité. La flotte russe peut également sectionner des câbles sous-marins vitaux pour nos communications internet, comme il semble qu’elle l’ait également testé il y a quelques mois au large de la Norvège. Escalader horizontalement, c’est déplacer le conflit, c’est-à-dire l’attention internationale, pour diluer donc dissimuler ses difficultés ukrainiennes. Et il y a de nombreuses manières de le faire, les plus intéressantes pour Poutine étant celles auxquelles on s’attend le moins…

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