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Le Darfour, le génocide, les médias et les intellectuels

Le Panoptique, 15, octobre 2007


Le débat sur la qualification de génocide au Darfour a une dimension politique,juridique et médiatique. Il a lieu parce que l’on se persuade que la reconnaissance d’un génocide impliquerait l’obligation légale d’intervenir pour y mettre fin, ce qui est faux. Le rôle des intellectuels dans ce débat n’est pas satisfaisant. Il devrait être de démasquer l’amalgame terminologique, l’hyperbole sémantique et l’usage d’une rhétorique génocidaire dont le but est essentiellement de mobiliser les foules. Encore faudrait-il que les médias donnent leur place aux intellectuels spécifiques, entre les intellectuels universels et les experts.

En raison des risques liés à toute intervention militaire, les États n’acceptent l’idée d’une responsabilité de protéger que dans les situations les plus extrêmes. La seule manière de garantir l’effet positif de l’intervention est effectivement de n’intervenir qu’en dernier recours, si la situation est telle qu’elle ne pourrait pas être pire. Or, pour la communauté internationale, et surtout pour l’opinion publique, c’est le génocide qui représente le pire des crimes, le stade ultime des violations graves et massives des droits de l’homme. La question du Darfour se cristallise donc autour de celle de savoir si la situation peut ou non être caractérisée de génocide – comme si cette qualification activait la responsabilité de protéger qui, sans elle, demeure lettre morte. Dans quelle mesure la qualification de génocide est-elle pertinente à l’égard de la responsabilité de protéger dans le cas du Darfour ? Et quel est le rôle des intellectuels dans ce débat ?

Le débat sur la qualification de génocide

On peut résumer le débat sur la qualification de génocide au Darfour en trois étapes : les déclarations politiques, l’enquête juridique et l’opinion publique. Les premières qualifications de génocide remontent au début de l’année 2004 et sont le fait d’associations, d’éditorialistes et de journalistes, surtout aux États-Unis. Puis, le débat s’empare de la sphère politique. Le Congrès et le gouvernement américains qualifient explicitement la situation de génocide, en grande partie par des raisons électoralistes, deux en particulier : plaire à la base évangéliste qui avait grandement contribué à l’élection de Bush en 2000 et donner un visage humain (parce qu’humanitaire) au président, à l’heure où l’on commémore le dixième anniversaire du génocide rwandais. En France, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Renaud Muselier déclare sur RFI le 7 juillet 2004 que conformément aux déclarations de Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, qui est « très attentif à la sémantique », il ne s’agit pas d’un génocide. Ni même d’une purification ethnique ajoute-t-il, mais d’une guerre civile. L’échappée solitaire du ministre des Affaires étrangères Douste-Blazy qui, le 6 septembre 2006, qualifie sur une radio la situation au Darfour de « véritable génocide », apparaît comme un accident de parcours qui ne sera pas confirmé par le porte-parole du Ministère. L’Allemagne et l’Angleterre parlent au conditionnel d’un « potentiel génocidaire » et ni l’Union européenne ni l’Union africaine n’ont qualifié les événements de génocide.

L’enquête juridique est commanditée par le Conseil de sécurité dans sa résolution 1564 du 18 septembre 2004. La Commission internationale rend son rapport le 25 janvier 2005. Afin de déterminer si les événements au Darfour sont ou non de nature génocidaire, elle examine trois éléments : le groupe visé, l’actus reus (l’acte criminel lui-même) et la mens rea (l’intention génocidaire). Les deux premiers sont satisfaits mais le troisième semble faire défaut. La Commission conclut qu’ « aucune politique génocidaire n’a été poursuivie ou mise en œuvre au Darfour par les autorités gouvernementales, directement ou par l’intermédiaire des milices sous leur contrôle » (§642). Ce dont il s’agit au Darfour ne constitue pas un génocide, mais des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Le dernier paragraphe de la section insiste à juste titre sur le fait que cette opinion

« n’amoindrit en rien la gravité des crimes perpétrés dans la région. […] le génocide n’est pas nécessairement le crime international le plus grave. Selon les circonstances, des crimes internationaux comme les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre à grande échelle peuvent être aussi graves et odieux que le génocide. C’est exactement ce qui est arrivé au Darfour » (§522).

Au lendemain de la publication du rapport de la Commission, les journaux occidentaux ne se sont pas embarrassés de la prudence du paragraphe 522. En titrant « Pas un génocide mais des crimes contre l’humanité », l’air de dire seulement des crimes contre l’humanité, les médias ont conforté et renforcé la conviction populaire selon laquelle il y aurait une hiérarchie des crimes internationaux. Comme le dit bien Gérard Prunier, chercheur au CNRS et spécialiste du Soudan, « "Génocide" est important parce qu’il porte en lui le label nazi, qui vend bien. "Nettoyage ethnique" vient en seconde place (mais loin derrière) parce qu’il est associé à la Bosnie, qui était la dernière grosse histoire de massacre européen. Mais le simple meurtre est ennuyeux, particulièrement en Afrique) » [1]. Le problème est alors la distance, voire la déconnexion entre la perception qu’ont les juristes du génocide et celle de l’opinion publique. Luban a raison de dire que « le mot "génocide" est devenu un faux ami. » [2] Pour la plupart des juristes, comme le rappelle à juste titre la Commission, citant la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et celle du Tribunal pénal international pour le Rwanda, il n’y a pas de hiérarchie des crimes internationaux [3]. Pour l’opinion publique, au contraire, le génocide est clairement au-dessus du reste. Il est le crime de tous les crimes. Autrement dit, pour le juriste, la non qualification de génocide ne change rien à la gravité des actes commis ; la Commission insiste beaucoup sur ce point capital : qu’il s’agisse de crimes contre l’humanité n’amoindrit en rien la situation. Mais pour l’opinion publique, c’est un véritable déclassement. C’est la raison pour laquelle les interventionnistes ont reproché au rapport de la Commission d’avoir démotivé la population et nuit à la mobilisation.

Il faut bien entendu dénoncer la simplification médiatique qui consiste à faire du Darfour un génocide des noirs par les arabes. Mais il faut en même temps se méfier du scepticisme à tout cran qui évite le vocabulaire de génocide en réduisant tout conflit africain à des problèmes tribaux. Au Rwanda comme on Darfour, on a tendance à tribaliser le conflit, c’est-à-dire à le relativiser, et du même coup à éviter la rhétorique génocidaire – tandis qu’en ex-Yougoslavie, par exemple, elle était beaucoup moins timide. Cette approche, que dénonce à juste titre Roméo Dallaire, commandant de la Mission de l’ONU pour l’assistance au Rwanda, est le fruit d’un ethnocentrisme dont il faudrait bien se garder.

Les conséquences de la qualification

S’il y a, d’un côté, un véritable mouvement pour appeler génocide ce qui se passe au Darfour, quitte à détourner le sens des mots, et de l’autre une forte réticence, c’est que d’un côté comme de l’autre on suppose que cela impliquerait des conséquences particulières. Si l’on accorde tant d’importance au « G-word » comme disent les Américains, si l’on en fait quasiment un mot magique, si Clinton a tant hésité à l’utiliser pour le Rwanda, si les partisans du droit d’ingérence souhaitent tant qu’on l’utilise, c’est en vertu d’une conviction profonde, qui est répétée par les politiques et les journalistes : la reconnaissance d’un génocide impliquerait l’obligation légale d’intervenir pour y mettre fin. Or, c’est faux. La Convention est en vérité très peu contraignante, comme en témoigne ironiquement le Soudan qui s’est permis de la ratifier l’année même où commençaient les massacres, en 2003. L’article 1 a beau déclarer que « les Parties contractantes […] s’engagent à prévenir et à punir » le génocide, cet engagement reste totalement indéterminé et il n’implique aucune obligation juridique, du moins pour les États spectateurs. L’article 6 est en effet généralement interprété comme signifiant que l’obligation de réprimer le génocide ne s’applique qu’à l’État sur le territoire duquel les actes sont commis. L’État tiers, quant à lui, « peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent nécessaires » (art. 8). L’article 8 est en vérité fort peu contraignant puisqu’il laisse aux États tiers la possibilité (et non l’obligation) de saisir l’ONU, aucune sanction n’est prévue pour ceux qui ne le feraient pas, et les mesures appropriées demeurent vagues. La responsabilité d’agir est donc déférée à la communauté internationale dans son ensemble et d’une manière telle qu’elle peut fort bien ne pas être assumée.

Quant à la responsabilité de protéger, elle a un avantage et un inconvénient. L’avantage est que contrairement à la Convention de 1948, elle ne se réduit pas au génocide. La doctrine de la responsabilité de protéger, telle qu’elle a été définie par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États en 2001, permet « l’intervention militaire à des fins de protection humaine […] lorsqu’il s’agit d’arrêter ou d’éviter des pertes considérables en vies humaines […] qu’il y ait ou non intention génocidaire » (§4.19). Autrement dit, le débat sur la qualification de génocide importe peu puisque la responsabilité ne s’y restreint pas. Le désavantage est précisément qu’il ne s’agit que d’une doctrine. Le sommet mondial de 2005 a reconnu le concept et proclamé une obligation générale, mais la généralité dilue, pour ainsi dire, l’obligation qui a une portée morale mais qui n’est pas juridiquement contraignante.

La qualification de génocide a donc peu de conséquences juridiques, mais elle a un impact politique réel – qui d’ailleurs peut être à double tranchant. La ligne dure choisie par Washington l’exclut a priori d’un règlement diplomatique de la crise, et peut même avoir l’effet pervers de gêner l’activité des travailleurs humanitaires, dont l’accès aux zones sensibles dépend beaucoup de la tolérance de Khartoum. Autrement dit, si elle n’est pas très rapidement suivie d’actes concrets (une intervention internationale, des troupes au sol, des corridors humanitaires), la déclaration à elle seule peut paradoxalement causer plus de mal que de bien et contribuer à perpétuer le génocide qu’elle dénonce. La déclaration n’a donc de légitimité humanitaire que si elle est suivie d’une véritable action.

Le rôle des intellectuels

Quel est et que devrait être le rôle des intellectuels dans le débat sur la qualification de génocide au Darfour ? Ce qu’il est demeure assez flou, en partie parce que les manifestations sur le Darfour sont généralement collectives, et que les intellectuels sont souvent noyés avec les vedettes dans un ensemble de personnalités, « De Thuram à Badinter » comme le titre Le Nouvel Observateur, qui publie également les indignations de Desmond Tutu, Bernard Henri-Lévy, Angelina Jolie, Laurent Fabius et Bernard Kouchner [4]. Ce qui compte est davantage la conséquence (l’impact de la popularité sur le public) que la cause (la raison de cette popularité, donc le statut de l’auteur : intellectuel ou footballeur, acteur ou ministre). À ce titre, on peut considérer que le débat commence en France lorsqu’Urgence Darfour, un collectif d’associations, organise le meeting de la mutualité le 20 mars 2007, qui réunit présidentiables, sportifs, artistes, personnalités de tout genre – et des intellectuels évidemment. S’ensuit une polémique dans le milieu humanitaire, qui concerne davantage la pertinence d’une intervention militaire que la qualification de génocide elle-même [5].

On cite souvent, à l’étranger, les « intellectuels français, Bernard-Henri Lévy en tête » [6]. Mais à part lui ? André Glucksman, bien sûr. Et encore ? Sur le Darfour, c’est à peu près tout. Ces deux-là sont audibles, ils ont un discours connu (le « bosniedarfourtchétchénisme » comme dit le journaliste Patrick Besson) [7] et sans doute un certain impact. Le premier estime d’ailleurs que l’influence des intellectuels est une spécificité française [8]. Il existe pourtant des tentatives internationales : la lettre des intellectuels européens, dont Václav Havel, Harold Pinter, Günter Grass, Umberto Eco et Bernard-Henri Lévy, publiée dans les journaux des 27 États membres le 24 mars 2007 et, avant eux, les appels d’intellectuels arabes dans Libération (24 novembre 2006) et musulmans dans L’Humanité hebdo (21 octobre 2006), par exemple. Ces manifestations visent à juste titre à attirer l’attention du public sur la question du Darfour. Elles sont la plupart du temps prudentes quant à la qualification de génocide, à l’image de Bernard-Henri Lévy qui, au conditionnel, parle de « ce qui deviendra, si nous ne faisons rien, le premier génocide du XXIe siècle. » [9] Le problème est que leur voix nuancée se perd dans le mouvement général dans lequel ils s’inscrivent et qui, lui, utilise abondamment la rhétorique génocidaire pour attirer l’attention. Dans ces conditions, il est difficile de dire quel est le rôle propre des intellectuels dans ce débat. Il est même permis de douter que ce rôle soit bien celui d’intellectuels, et non de simples personnalités comme les autres qui font jouer leur seule popularité sans tirer profit de leur valeur ajoutée, c’est-à-dire de ce qui les différencie des autres, acteurs, sportifs, politiques, artistes.

Ce que devrait être
le rôle des intellectuels dans le débat sur la qualification de génocide est exactement l’inverse. Permettre l’amalgame terminologique, l’hyperbole sémantique, la simplification des faits parce que cela mobilise davantage les foules est un sacrifice démagogique que les politiques peuvent se permettre, mais que les intellectuels devraient démasquer, pour reprendre le mot d’Edward Saïd, pour qui l’intellectuel est « quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites » [10]. Le problème est que ce travail de clarification terminologique n’est pas toujours accessible à l’intellectuel généraliste, qui fait précisément profession de se mêler de ce qui ne le regarde pas, comme disait Sartre, au-delà de son domaine de compétence, pour autant qu’il en ait un. C’est ce que Foucault appelle l’intellectuel universel, celui qui travaille « dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous », à distinguer de l’intellectuel spécifique, se consacrant quant à lui à « des secteurs déterminés » [11]. En l’occurrence, sur le Darfour, ce qui manque aujourd’hui ne sont pas les bonnes intentions de quelques intellectuels universels, mais les éclairages précis d’intellectuels spécifiques. Pour être pertinent, l’intellectuel doit être un tant soit peu informé, sinon il revêt une connotation péjorative et dissimule l’incompétence sous le masque de l’abstraction. S’il est ce « spectateur engagé » que décrivait justement Aron, autant qu’il soit un spectateur attentif, qu’il ait une compréhension globale des enjeux politiques, juridiques et sociaux, et un discours concret et réaliste.

Pour autant, l’intellectuel spécifique n’est pas le spécialiste, l’expert dont les médias sont friands. La relative absence de l’intellectuel spécifique est d’ailleurs due non seulement à l’ombre des quelques intellectuels universels, toujours les mêmes, mais aussi et surtout à la mutation des médias depuis les années 1960-70, qui consomment désormais davantage d’experts que d’intellectuels, pour différentes raisons, dont l’objectivation de l’information et une temporalité de plus en plus contraignante. C’est pourquoi on peut souhaiter autant qu’on voudra que les intellectuels soient plus informés, plus précis, plus rigoureux, plus spécifiques en somme sur certains sujets, dont le Darfour, cela ne changera rien si les médias eux-mêmes ne sont pas prêts à leur faire une place. L’expert est utile mais trop souvent partiel, le journaliste est lié par ses conventions d’objectivité et des contraintes matérielles qui ne permettent pas le temps de la réflexion. À l’heure où l’information tombe à chaque minute sous forme de brève dans les oreilles, les yeux, l’ordinateur ou le téléphone portable de ceux qui la consomment, à l’heure où la concurrence fait rage et menace la presse historique, certains médias devraient comprendre qu’ils ont tout à gagner à donner une voix à l’intellectuel spécifique, afin que les débats gagnent en précision, en pertinence et en fertilité.

[1] Prunier, Gérard, Darfur : the Ambiguous Genocide, London, Hurst & Company, 2005, p. 156.

[2] Luban, D., « Calling Genocide by Its Rightful Name : Lemkin’s Word, Darfur, and the UN Report », Chicago Journal of International Law, 7 : 1, 2006, p. 307.

[3] Report of the International Commission of Inquiry on Darfur to the United Nations Secretary-General, §505-506.

[4] Le Nouvel Observateur, 2210, 15 mars 2007, p. 20, 22.

[5] Voir Bradol et Weissman, « Massacres et démagogie », Libération, 23 mars 2007, p. 28 ; Rossin, « Laisser faire est une faute morale », Libération, 27 mars 2007, p. 31 et Ménard et Smith, « Darfour : faisons la paix, pas la guerre », Le Monde, 29 mars 2007, p. 23.

[6] Le Soir, 30 avril 2007, p. 17.

[7] Le Figaro Magazine, 10 mars 2007, p. 34.

[8] Le Figaro magazine, 24 mars 2007, p. 50.

[9] Le Point, 15 mars 2007, p. 188.

[10] Said, Edward W., Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 1996.

[11] Foucault, Michel, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001.

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