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Peter Singer : le philosophe qui voulait "libérer" les animaux

La Cité : journal bimensuel (Suisse), 9-23 novembre 2012, p. 17.


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Contrairement aux caricatures qu’on en fait souvent, Singer ne réclame pas que l’on traite les animaux comme les hommes. Il dit exactement le contraire : « le principe d’égale considération des intérêts n’exige pas que nous traitions les animaux non humains comme nous traitons les humains », tout simplement parce que certains intérêts des animaux sont différents, et que considérer également des intérêts différents implique des traitements différents.

Publié en anglais en 1975, l’ouvrage Animal Liberation, qui marqua l’entrée de la question animale dans la philosophie morale contemporaine, paraît en poche dans sa version française. Il est cité comme l’un des livres les plus influents du XXe siècle.

Chacun a pu constater, ces dernières années, que la question du statut moral des animaux (ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs à leur égard ? Lesquels et pourquoi ?) suscite un engouement croissant, à l’université comme dans les débats publics. On ne compte plus les publications, les conférences, les expositions même - car l’art s’en mêle aussi - les controverses dans les médias sur tel ou tel aspect de l’exploitation animale (l’alimentation carnée, l’élevage industriel, l’expérimentation, la corrida, le foie gras, etc.).
En philosophie, cette question est celle de l’un des sous-domaines de l’éthique appliquée, qu’on appelle l’éthique animale (animal ethics). Ce domaine n’est pas nouveau puisque le nom lui-même date de la fin du XIXe siècle et que le questionnement sur le statut moral des animaux était déjà riche durant l’Antiquité. Il s’est toutefois considérablement renouvelé dans le dernier tiers du XXe siècle dans les pays de langue anglaise – contrairement à la francophonie qui accuse un retard qu’elle tente désormais de rattraper.
Ce développement récent n’est pas dû à un seul homme, et encore moins à un seul livre. Mais on peut affirmer sans se tromper qu’Animal Liberation (1975) de Peter Singer a joué un rôle décisif dans le développement de l’éthique animale. Cet ouvrage est le produit d’un contexte, puisque l’inflation éditoriale en éthique animale dans les années 1970 en Angleterre et aux Etats-Unis est une réaction à la croissance de l’élevage industriel et à l’indignation qu’il suscitait – et suscite toujours. Les philosophes qui s’inscrivent dans ce mouvement sont d’abord des militants : ils s’indignent de la manière dont on traite les animaux, puis tentent de rationaliser leur indignation en élaborant des théories montrant pourquoi un tel traitement est injustifiable et comment on pourrait changer les choses. Cette visée pragmatique est particulièrement flagrante dans le livre de Singer qui – ce qui est plutôt inhabituel dans un livre de philosophie – est agrémenté de photos et accompagne la réflexion théorique d’une sorte de guide pratique pour « devenir végétarien ». Il s’adresse à un large public ; sa raison d’être est de convaincre, d’avoir un impact et de changer les comportements. Vendu à près d’un million d’exemplaires dans une vingtaine de langues, il est régulièrement cité comme l’un des livres les plus influents du XXe siècle – et pour cette raison l’un des plus dangereux, disent ses détracteurs. Car Peter Singer, qui détient désormais la chaire de bioéthique à l’université Princeton (Etats-Unis), n’est pas seulement le plus influent des philosophes vivants (selon Time Magazine). Il est aussi l’un de ceux qui dérangent le plus, pour ses positions sur l’euthanasie, l’avortement ou, précisément, l’éthique animale.

"Tous les animaux sont égaux"

Singer est un utilitariste, c’est-à-dire qu’il pense qu’une action est moralement bonne lorsqu’elle maximise la satisfaction des préférences de l’ensemble des individus concernés. Il s’oppose au déontologisme, selon lequel une action est moralement bonne si elle est accomplie par devoir ou par respect pour une norme. Il n’accorde donc pas à la vie de valeur intrinsèque et considère que le critère de considération morale n’est pas le simple fait d’être vivant, ni d’appartenir à l’espèce humaine (un critère arbitraire qui impliquerait une discrimination selon l’espèce, un spécisme), ni d’être rationnel, conscient de soi ou de posséder l’une de ces qualités dont l’homme se sert habituellement pour se distinguer des autres animaux (car tous les hommes ne les possèdent pas, et pourtant nous accordons de la considération morale aux nouveaux-nés, aux handicapés mentaux et aux comateux par exemple).
Après Rousseau, Bentham et beaucoup d’autres, Singer considère que le critère de considération morale est la capacité de sentir – qui permet, justement, d’avoir des préférences. Or, de ce point de vue, comme l’annonce le premier chapitre de son livre, « tous les animaux sont égaux ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faut avoir pour l’éponge et le chimpanzé la même considération : Singer est le cofondateur d’un Projet Grands Singes qui demande l’extension de trois droits fondamentaux jusqu’ici réservés aux humains (droits à la vie, à la protection de la liberté individuelle et à ne pas être torturé) et qui de fait accorde donc une priorité au moins stratégique à certaines espèces, en l’occurrence les grands singes. Les animaux dont on parle sont ceux qui ont des intérêts, et c’est l’une des difficultés de l’éthique animale que de savoirs lesquels sont concernés : les mammifères et les oiseaux, certainement, mais le reste ? Peu importe, à vrai dire, si l’enjeu est de savoir si nous avons raison de faire souffrir et tuer des cochons et des poulets, par exemple.
A partir du moment où il est établi que les cochons et les poulets ont des intérêts - l’un d’entre eux étant celui de ne pas souffrir - rien ne justifie, estime Singer, d’affirmer que leurs intérêts valent moins que les nôtres, en l’occurrence notre goût pour leur chair. Les intérêts se valent : « un intérêt est un intérêt quelle que soit la personne dont il est l’intérêt ». Ce n’est pas parce que mon chien n’est « qu’un animal » que son intérêt à ne pas souffrir est moindre que celui d’un homme, et que je devrais donc lui accorder moins de considération. Et ce n’est pas parce que ce cochon n’est « qu’un cochon » que son intérêt à ne pas souffrir est moindre que celui de mon chien.

Des cochons et des hommes

Pour autant, dire que tous les intérêts se valent, défendre une égalité de considération, n’implique pas d’égalité de traitement. Contrairement aux caricatures qu’on en fait souvent, Singer ne réclame pas que l’on traite les animaux comme les hommes. Il dit exactement le contraire : « le principe d’égale considération des intérêts n’exige pas que nous traitions les animaux non humains comme nous traitons les humains », tout simplement parce que certains intérêts des animaux sont différents, et que considérer également des intérêts différents implique des traitements différents. Considérer également les intérêts du cochon et ceux de l’homme, par exemple, n’implique pas d’apprendre à lire au cochon, mais de le « laisser en compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour courir librement ».
Cette thèse de l’égalité animale n’implique pas non plus une égalité des vies, puisque Singer pense que « la vie d’un être possédant la conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités » : le tuer reviendrait à lui faire perdre plus que la vie. Faisant abstraction de l’appartenance à l’espèce, il en conclut donc qu’il est pire de tuer un être qui possède ces capacités, qu’il soit ou non humain, qu’un être qui ne les possède pas. Le philosophe n’argumente bien entendu pas pour niveler par le bas, ou pour appeler au meurtre des handicapés mentaux, comme certains caricaturistes voudraient nous le faire croire, mais pour niveler par le haut, et faire comprendre de cette manière que nous n’avons pas plus de raison de tuer un chimpanzé qu’un être humain qui, du fait d’un handicap mental congénital, a en réalité moins d’intérêt à vivre.
Cette thèse polémique explique en partie seulement le succès de ce livre. Celui-ci se distingue aussi par sa remarquable clarté et ses qualités pédagogiques. On a pourtant mis près de vingt ans à le traduire en français. Singer estime que « ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence ». Pas une coïncidence non plus si cette traduction tant attendue, rapidement épuisée, devenue presque introuvable, n’a pas été rééditée jusqu’à aujourd’hui, encore vingt ans plus tard. Comme si l’on voulait que ce livre ne soit pas lu par un trop grand nombre. Il est désormais disponible en poche, pour le plus grand bonheur de tous les libres penseurs.

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