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interview sur la Responsabilité de protéger (R2P)

blog de Pascal Boniface, Mediapart, 4 décembre 2015


Pascal Boniface : La responsabilité de protéger (R2P) permet-elle de n’être pas limité au choix de l’inaction face à l’inadmissible et de l’ingérence, politique de puissance déguisée en choix moral ?

JBJV : Exactement. L’enjeu est de sortir du faux dilemme entre ne rien faire et faire obligatoirement usage de la force armée. Ces deux extrêmes étalonnent le débat mais il y a entre eux de nombreux paliers, sur lesquels insiste la R2P.

Depuis 2009, celle-ci est organisée en trois piliers. Le premier, qui consiste dans la responsabilité permanente incombant à l’Etat de protéger ses populations, implique notamment le renforcement et la mise en œuvre des instruments juridiques (adhésion aux traités, élaboration d’une stratégie nationale, etc.). Le deuxième, qui consiste dans l’engagement pris par la communauté internationale d’aider les États à s’acquitter de ces obligations, implique de la diplomatie préventive, des mesures incitatives, un renforcement de la capacité des États et de l’assistance en matière de protection. Le troisième pilier affirme qu’en cas de défaillance de l’État, la communauté internationale peut répondre à la crise par différents moyens, tels que la pression politique, la médiation et, enfin, la coercition. Cette dernière peut encore s’exprimer de différentes manières, comme des sanctions ou la saisine de la Cour pénale internationale, avant d’en venir à l’usage de la force armée qui, elle-même, connaît plusieurs degrés.

On voit donc à quel point le réductionnisme « R2P = intervention militaire », pourtant très courant, est faux ! Pour la R2P, l’intervention militaire n’est certes pas exclue, mais elle n’est que le dernier recours de son troisième pilier. L’amalgame « R2P = ingérence », populaire en France, est encore plus faux car l’ingérence est une immixtion sans titre, c’est-à-dire une intervention illégale, alors que la R2P, lorsqu’elle implique une intervention armée en dernier recours, requiert l’autorisation du Conseil de sécurité.

Pascal Boniface : L’intervention en Libye n’a-t-elle pas sonné le glas de la responsabilité de protéger, par un changement de mission en cours de route ?

Premièrement, je ne crois pas que le mandat initial ait été dévoyé. On lit partout que la résolution 1973 n’autorisait qu’à mettre en place une zone d’exclusion aérienne pour protéger Benghazi, sans aucune troupe au sol, et qu’elle a été détournée au profit d’un changement du régime. Pourtant, que dit le texte ? Avant même de parler de la zone d’exclusion aérienne (§6-12), il autorise les intervenants « à prendre toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les populations et les zones civiles (…) tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère » (§4). Il s’agit donc d’une autorisation générale, dont la zone d’exclusion aérienne n’est que l’une de ses mesures et non la seule, pour protéger les populations où qu’elles se trouvent, et qui n’exclut pas toute troupe au sol mais seulement une force d’occupation (pour éviter une dérive à l’irakienne), ce que les forces spéciales ne sont pas.

Ceux qui estiment que les intervenants ont débordé le mandat de la résolution 1973 en Libye doivent en outre répondre à la question suivante : était-il possible de « protéger les civils » sans renverser Kadhafi, alors qu’il était la principale menace qui pesait sur eux ? Il faut ici distinguer clairement les objectifs des moyens : le changement de régime n’était effectivement pas autorisé comme un objectif dans la résolution 1973, mais rien ne permet de dire qu’elle l’excluait comme moyen ultime, c’est-à-dire comme l’une des « mesures nécessaires » pour protéger les civils. Les bombardements avaient pour but d’affaiblir le régime puisque c’est lui qui menaçait les civils. Ce n’est pas parce que cet affaiblissement a précipité sa chute que l’on peut en déduire que l’objectif initial était de le renverser. Tout cela bien entendu n’excuse en rien l’impréparation des intervenants à la gestion de l’après, et l’échec de la communauté internationale à gagner la bataille de la reconstruction.

Deuxièmement, je ne crois pas non plus que l’intervention en Libye ait tué la R2P. Elle a réveillé des questions que l’insistance sur la prévention avait endormies les années précédentes, et qui sont les problèmes structurels classiques de toute intervention : la temporalité (savoir quand commencer et où s’arrêter), l’effet positif (contrefactuel, donc impossible à prouver), la motivation (la relation entre la morale et les intérêts), la sélectivité (accusation de « deux poids, deux mesures ») et la transition (gagner la paix). Le relatif échec la R2P en Libye est celui de la responsabilité de reconstruire.

En 2011 et 2012, on pouvait trouver un relatif « effet libyen » dans les diplomaties, qui s’est traduit par une réticence de certains États, même défenseurs du concept, à l’utiliser pour ne pas effrayer leurs partenaires. L’intervention avait rendu la R2P toxique. Mais cela n’a pas duré et, avec le recul, on peut désormais conclure que ni l’intervention en Libye ni celle en Côte d’Ivoire – qu’on a accusé des mêmes maux au même moment – n’ont discrédité le concept.

La preuve en est que la R2P poursuit sa croissance. Elle n’est pas moins mais beaucoup plus invoquée par le Conseil de sécurité depuis la Libye (4 résolutions entre 2005 et 2011, contre 30 depuis 2011). Les participants au débat annuel de l’Assemblée générale sont chaque année plus nombreux (44 en 2010, 46 en 2011, 59 en 2012, 70 en 2013, 81 en 2014, 89 en 2015). De plus en plus d’États ont des « centres de liaison » (focal points) de la R2P pour intégrer la prévention dans leurs politiques intérieure et étrangère (en août 2015, le Rwanda était le cinquantième à rejoindre ce réseau). Dix ans après son adoption par l’Assemblée générale, la R2P fait l’objet d’un relatif consensus sur ce qu’elle est et sur le fait que les États ont cette responsabilité. C’est la question de savoir comment la mettre en œuvre qui reste controversée, en particulier lorsqu’elle implique des mesures coercitives comme l’a montré l’affaire libyenne, mais la crise de 2011 n’a pas remis en cause la croissance globale de la R2P.

Pascal Boniface : La responsabilité de protéger a-t-elle un avenir ?

Malheureusement oui, dans la mesure où les crimes qu’elle entend couvrir (génocide, crime contre l’humanité, nettoyage ethnique et crime de guerre) ne sont pas prêts de disparaître. On peut bien sûr la trouver insuffisante, voire impuissante. Après tout, elle n’est jamais qu’un appel politique, et devrait le rester : il n’y a pas d’obligation juridiquement contraignante d’intervenir pour prévenir ou mettre fin à ces exactions. Elle dépend donc de la volonté politique des États et c’est sa principale faiblesse. Mais elle a tout de même réussi, en une quinzaine d’années, à se diffuser et façonner des attentes sur la manière dont le Conseil de sécurité devrait répondre aux atrocités de masse.

Cela ne veut pas dire qu’il le fait toujours, comme en témoigne le cas de la Syrie, mais l’indignation suscitée confirme que la R2P est bien une norme. La R2P est une obligation de comportements, pas de résultats. Elle est une responsabilité d’essayer, pas de réussir. Ce qui signifie que les échecs de la R2P ne sont pas des preuves de son inexistence en tant que norme.

Il y a toujours eu et il y aura toujours des interventions. La R2P peut ambitionner de les fonder davantage sur des critères préétablis, multilatéraux et consensuels. Une chose est sûre cependant : la concurrence des préoccupations, dans un contexte où les moyens sont limités et affectés prioritairement à des questions sécuritaires, économiques et diplomatiques que les gouvernements considèrent plus pressantes, fait que les États continueront de répondre aux atrocités au cas par cas, en fonction des circonstances et des intérêts en jeu. Autrement dit, la R2P se heurtera toujours à la volonté politique des États, dont toute action dépend.

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