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interview sur les relations internationales

La Tribune, 27 décembre 2011


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Déclenché en Tunisie fin 2010, le mouvement démocratique du printemps arabe a évolué diversement. L’Occident a joué un rôle décisif, mais son implication n’a-t-elle pas été à géométrie variable selon les pays ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : L’intervention occidentale dans certains cas et pas dans d’autres - ce qu’on appelle la sélectivité ou le « deux poids, deux mesures » - est un faux problème. Ce traitement différentiel s’explique autant juridiquement - nous ne sommes intervenus qu’en Libye parce qu’il n’y a qu’en Libye que le Conseil de sécurité a autorisé une intervention - que politiquement. D’une part, les États n’interviennent que là où ils ont un intérêt à le faire. L’intervention a un coût matériel, humain et politique pour l’État intervenant. Exiger de lui qu’il soit désintéressé irait à l’encontre de sa raison d’être, qui est de défendre d’abord les intérêts de sa propre population. D’autre part, l’intervention n’est humanitaire que si elle a un effet positif, c’est-à-dire si elle sauve davantage de personnes qu’elle n’en tue. Or, à crise humanitaire comparable, deux situations peuvent présenter des risques très différents. Une intervention en Syrie, par exemple, pourrait rapidement dégénérer en conflit régional. La critique du « deux poids, deux mesures » présuppose une sorte de principe de cohérence - il faudrait intervenir soit partout, soit nulle part -, qui est à la fois absurde et dangereux. Il est absurde car ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas résoudre tous les problèmes qu’il ne faut pas tenter d’en résoudre quelques-uns. Et il est dangereux car, si la cohérence nous oblige à intervenir partout, il faut faire la guerre à la Russie pour la Tchétchénie et à la Chine pour le Tibet, et si elle nous oblige à n’intervenir nulle part, il faut laisser mourir certaines victimes, au motif qu’on ne peut pas les sauver toutes. J’en déduis que la sélectivité n’est pas seulement acceptable, elle est moralement requise.

Malgré les sanctions internationales, l’Iran poursuit son programme nucléaire militaire. Que faire ? Et comment justifier juridiquement que le Pakistan, un pays à risque, ait la bombe atomique sans subir la même désapprobation ?

Il faut renforcer les sanctions à condition qu’elles soient ciblées et ne pénalisent pas la population civile, mais sans se faire d’illusion sur leur efficacité. Freiner le programme nucléaire iranien implique plutôt des opérations clandestines de sabotage des installations, pour éviter des frappes ciblées qui pourraient rapidement dégénérer en guerre ouverte. Mais il faut sans doute se faire à l’idée qu’une bombe iranienne est tôt ou tard inévitable. Pourquoi, au fond, refuser à l’Iran le droit de posséder l’arme nucléaire ? D’une part, parce qu’une bombe de plus est toujours un problème. Ici encore, il faut abandonner la logique du tout ou rien. La question n’est pas d’être parfaitement cohérent dans un monde idéal, mais de limiter les risques dans le nôtre. Que le Pakistan ait l’arme nucléaire est un problème, mais ce n’est pas une raison pour en ajouter un autre en laissant l’Iran l’acquérir à son tour. Par ailleurs, une bombe iranienne pourrait déclencher une prolifération régionale, comme en témoignent les déclarations récentes de l’Arabie Saoudite. D’autre part, l’Iran est un cas particulier car son régime a un discours haineux à l’égard d’Israël et multiplie les menaces de « destruction ». Le laisser acquérir la bombe reviendrait à lui donner les moyens de ses ambitions, même si un tel usage serait très improbable puisqu’il impliquerait la destruction réciproque de l’Iran.

Oussama ben Laden et Kadhafi éliminés, Ben Ali condamné par contumace, Moubarak en procès, Laurent Gbagbo déféré devant la CPI... Comment doit-on traiter un tyran ? La volonté de « tourner la page » rapidement ne se fait-elle pas aux dépens de la justice ?

C’est le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé : faut-il donner la priorité à la paix quitte à sacrifier la justice, en accordant une amnistie par exemple, ou à la justice quitte à risquer la paix, en poursuivant les responsables à tout prix ? Certains défendent dogmatiquement l’une ou l’autre de ces positions. Je pense, au contraire, qu’on ne peut appliquer de règle générale à des cas particuliers et que, tout en privilégiant les institutions judiciaires internationales, il faut parfois savoir renoncer au moins temporairement à rendre justice, lorsque les coûts pour le plus grand nombre sont trop élevés. Un seul critère en la matière devrait guider l’action : les conséquences sur les populations concernées.

Sur 194 pays, 100 pratiquent la torture, selon l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture). Les États-Unis ont eux-mêmes légalisé des pratiques d’interrogatoires que nombre d’associations assimilent à la torture. Ne verra-t-on pas demain advenir un concept de « torture juste » comme on parle de « guerre juste » ?

Le problème de la torture en est d’abord un de définition. Les juristes de l’administration Bush en ont produit une définition étroite, comme brutalité physique extrême laissant des marques visibles et à long terme (rapport Church de 2005), pour rendre tout le reste plus acceptable. Pour éviter cette manipulation, il faudrait considérer la torture et « les traitements cruels, inhumains et dégradants » dans un continu. Je ne crois pas pour autant à l’émergence d’un concept de « torture juste », car la politique des années Bush est davantage un accident que le résultat d’une tendance plus ancienne, et elle est en passe d’être corrigée par l’administration Obama - trop timidement, certes. Je termine actuellement un livre sur la série « 24 heures chrono », qui a eu un impact considérable sur le débat sur la torture outre-Atlantique. Le scénario de la bombe à retardement et le portrait d’un tortionnaire vertueux peuvent imprégner la culture populaire, mais sa fonction est plutôt éducative : la série n’a pas convaincu la majorité de la population que la torture était « juste », elle a simplement alimenté un débat nécessaire.

La Chine, la puissance de demain, refuse le « droit d’ingérence », cher à l’Europe, dans les relations internationales. Comment peut évoluer cette opposition, selon vous ?

Pour commencer, je ne parlerais pas de droit d’ingérence car cette expression franco-française n’est pas revendiquée par le reste du monde. En revanche, l’Assemblée générale des Nations unies s’est entendue en 2005 sur une « responsabilité de protéger » qui est davantage un appel politique qu’une obligation juridique nouvelle, et qui ne prévoit pas d’intervenir sans l’aval du Conseil de sécurité. La Chine ayant le droit de veto, elle n’a rien à en craindre. Elle s’est même permis de voter une résolution qui l’invoquait l’année suivante (rés. 1674). En réalité, sa doctrine de non-intervention évolue de l’idéologie au pragmatisme, à mesure qu’elle prend conscience de son rôle de puissance mondiale. On peut parier que la Chine sera à l’avenir davantage interventionniste. Cela ne veut pas dire qu’elle le sera pour les mêmes raisons et aux mêmes endroits que les États occidentaux puisque, comme eux, elle n’interviendra que là où elle aura un intérêt à le faire. L’opposition sera donc maintenue, mais entre deux interventionnismes, comme durant la guerre froide.

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