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Homeland, la Maison Blanche et les drones

Libération, 19 octobre 2012, p. 22-23.


On explique l’engouement actuel pour les séries télévisées par le fait qu’elles sont des révélateurs des évolutions politiques et sociales de nos sociétés. Homeland, qui vient de remporter le Emmy Award de la meilleure série, en est une preuve supplémentaire. En une seule saison - qui débarque en France au moment où la deuxième commence aux Etats-Unis -, elle nous a déjà beaucoup dit sur la politique américaine en matière de lutte antiterroriste, et ce qui distingue à ce titre l’administration Obama de celle de George W. Bush.

Tribune reprise et lue intégralement dans la revue de presse culturelle d’Antoine Guillot sur France Culture (5 novembre 2012) : http://www.franceculture.fr/emissio...

On explique l’engouement actuel pour les séries télévisées par le fait qu’elles sont des révélateurs des évolutions politiques et sociales de nos sociétés. Homeland, qui vient de remporter le Emmy Award de la meilleure série, en est une preuve supplémentaire. En une seule saison - qui débarque en France au moment où la deuxième commence aux Etats-Unis -, elle nous a déjà beaucoup dit sur la politique américaine en matière de lutte antiterroriste, et ce qui distingue à ce titre l’administration Obama de celle de George W. Bush.

Le symbole télévisuel des années Bush, c’est bien entendu 24 Heures chrono (Fox, 2001-2010). Commencée moins de deux mois après les attentats du 11 Septembre, elle était le miroir de cette Amérique virile et sûre d’elle, engagée dans une « guerre contre le terrorisme ». L’infaillibilité de Jack Bauer faisait écho à celle de Bush. Filmée en temps réel, la série incarnait l’urgence permanente et l’état d’exception qui ont marqué cette période.

Un an après la fin de 24 Heures et une décennie exactement après le 11 Septembre, Homeland (Showtime, 2011) traite du même sujet : c’est aussi ce qu’on appelle un « thriller sécuritaire », dont le thème est la sécurité nationale. Mais elle le fait d’une manière plus subtile, qui témoigne d’un passage aux années Obama - que 24 Heures avait déjà reflété à partir de 2008 lorsque le libéral Howard Gordon avait succédé au très conservateur Joel Surnow au poste de producteur exécutif : cette coïncidence avec l’élection d’Obama donnait alors deux raisons de nuancer la série. On ne s’étonnera pas de retrouver Gordon aux commandes de Homeland, avec Alex Gansa, un scénariste des deux dernières saisons de 24 Heures.

A Jack, l’homme infaillible, succède Carrie, une femme bipolaire - mais brillante et intuitive. Comme Sarah, l’enquêtrice de The Killing (AMC, 2011-2012), qui elle aussi a des problèmes psychiatriques. Et les agents très ordinaires de Rubicon (AMC, 2010), parmi lesquels on trouve une autre femme brillante mais fragile (Tanya). Toutes les trois ont en commun de connaître la vérité, mais d’avoir un problème de crédibilité et de susciter la défiance, à l’inverse exactement de Jack qui suscitait la foi. Cette recrudescence de héros imparfaits est le signe d’une Amérique qui doute. Le fait qu’il s’agisse surtout d’héroïnes est le signe du dépassement de l’hypermasculinité et du machisme présidentiel de Bush.

A la question de la légitimité de la torture, posée par 24 Heures, succède celle de la légitimité de l’usage des drones dans Homeland, puisque c’est une frappe de drone sur un orphelinat ayant tué 82 enfants qui a convaincu un sergent américain prisonnier d’Al-Qaeda pendant huit ans de retourner sa veste et de travailler désormais pour les terroristes. La prémisse de la série est donc que l’usage des drones pourrait être contre-productif et avoir l’effet pervers de rendre l’Amérique moins sûre.

C’est la conclusion d’un récent rapport des écoles de droit de Stanford et New York University (Living Under Drones, septembre 2012), fondé sur neuf mois d’enquête au Pakistan. Obama utilise beaucoup plus de drones que son prédécesseur. Au seul Pakistan, entre 2004 et 2008, Bush a ordonné 52 frappes, contre 295 pour Obama depuis 2008. Ce choix n’est pas dû qu’à des raisons économiques et un légitime souci de ne pas risquer de vie américaine. Il est aussi une stratégie politique : convaincre l’électorat qu’un démocrate peut être un « dur ». L’assassinat ciblé de Ben Laden a contribué à forger cette image. Ce goût prononcé pour les drones aussi.

Le problème est qu’en dépit du vocabulaire associé, celui des frappes « chirurgicales » et des assassinats « ciblés », ils font beaucoup plus de victimes civiles que le gouvernement américain veut bien le reconnaître (entre 474 et 884 au Pakistan depuis juin 2004, dont 176 enfants). Ce bilan est dû aux erreurs d’appréciation de la cible (il n’est pas facile de distinguer un combattant d’un civil à l’image d’une caméra thermique) et à ce que le rapporteur spécial de l’ONU appelle la « mentalité de PlayStation » des opérateurs qui, en toute sécurité dans leur bunker du Nevada, n’ont ni la peur d’être tué ni la résistance à tuer qui inhibe les pilotes. Les drones ont également un impact désastreux sur la vie quotidienne des locaux, les terrorisant, les empêchant d’accomplir leurs pratiques culturelles et religieuses. Et, comme l’illustre Homeland, ils sont surtout le plus efficace outil de recrutement des groupes armés. Les drones d’Obama jouent de ce point de vue le même rôle que le Guantánamo de Bush.

Les thrillers sécuritaires des années Obama sont critiques, ils sont les symptômes d’une Amérique qui doute de ses méthodes, et qui pour cette raison même est déjà plus sage qu’elle ne l’était durant la décennie précédente. Homeland est l’une des manifestations de cette évolution. C’est aussi la série préférée du président Obama. Puisse-t-il prendre conscience du risque d’effet pervers qu’implique un usage imprudent des drones.

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