Il faut armer les rebelles syriens

Le Monde, 8 décembre 2012, p. 15.


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Avec l’enlisement du conflit syrien, il devient nécessaire de réévaluer les options disponibles. En l’absence d’une solution politique et d’une intervention militaire directe improbable et dangereuse, il ne reste qu’une manière de hâter la fin du conflit : armer les rebelles.

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(Il y a une coquille dans la version imprimée - les correcteurs du Monde ont ajouté un "t" à "contras" (les contre-révolutionnaires) - qui a été corrigée en ligne.)

Avec l’enlisement du conflit syrien, il devient nécessaire de réévaluer les options disponibles. En l’absence d’une solution politique et d’une intervention militaire directe improbable et dangereuse, il ne reste qu’une manière de hâter la fin du conflit : armer les rebelles.

Ceux qui préfèrent ne rien faire et s’indigner pendant que les Syriens meurent au rythme de 1 000 personnes par semaine opposent plusieurs objections.

1. Ne leur livre-t-on pas déjà des armes ? L’usage sporadique d’armes antiaériennes par les rebelles entretient l’imagination des conspirationnistes, qui y voient la main de "l’Occident".

En réalité, les missiles sol-air observés sont russes (des SA-7, SA-16 et peut-être quelques SA-24), capturés dans des bases syriennes. Ils ne viennent ni des Etats occidentaux, ni des monarchies du Golfe, ni même de Libye.

2. Les armer n’augmentera-t-il pas le nombre de victimes ? C’est la principale objection morale et elle repose sur une logique arithmétique : les armes tuent, souvent des civils. Donc livrer des armes multipliera le nombre de morts. Le problème de ce calcul est qu’il présume que ne pas en livrer fera moins de victimes, ce qui n’est toujours vrai qu’en temps de paix.

En temps de guerre, il peut arriver que ne pas livrer d’armes à l’une des parties fasse paradoxalement plus de morts. C’est le cas lorsqu’on croit, comme ici, que leur en livrer inverserait le rapport de forces et mettrait fin au conflit.

Alimenté par les Russes, les Iraniens et le Hezbollah, et pouvant compter, en dépit des défections, sur des unités d’élite, Damas a encore les moyens de tenir longtemps – c’est-à-dire de faire durer son agonie puisque sa fin est inévitable.

Sachant précisément qu’il a déjà été trop loin dans ses crimes, le régime aux abois n’a plus grand-chose à perdre. On peut donc s’attendre à des mois de combats de plus en plus violents.

Ne pas livrer d’armes aux rebelles ferait indirectement plus de victimes : non seulement en laissant le conflit durer, mais aussi en augmentant les chances d’une intervention militaire directe. En effet, plus le conflit dure, plus le risque qu’Assad utilise des armes chimiques en dernier recours s’accroît, ce qui déclencherait sans doute une réaction internationale plus destructrice.

3. Livrer des armes "lourdes" n’est-il pas encore plus dangereux pour les civils ? Non, car elles sont beaucoup plus discriminantes que des armes "légères". Livrer des camions de kalachnikovs tuerait bien plus d’enfants que des missiles antichars et antiaériens, qui sont utilisés contre des cibles militaires.

Il n’y a en général pas de civils dans les tanks et les avions de chasse de l’armée syrienne. Ce que l’on peut craindre, en revanche, est que ces missiles soient récupérés par des groupes terroristes et utilisés contre des civils.

4. Cela ne reviendrait-il pas à armer les terroristes ? On se souvient de l’Afghanistan (600 missiles Stinger livrés par la CIA aux moudjahidine évanouis dans la nature). Les armes antiaériennes sont les plus convoitées par les terroristes – la menace principale étant qu’ils s’en servent contre des avions de ligne, comme Al-Qaida à Mombasa (Kenya) en 2002.

Le risque est réel, mais il est largement exagéré par ceux qui justifient leur inaction en égalisant "les rebelles" et Al-Qaida, faisant le jeu du régime. Les médias occidentaux ont fait grand bruit de cette vidéo dans laquelle des hommes se réclamant de plusieurs groupes islamistes disent rejeter "le complot que représente la Coalition nationale" et vouloir "l’instauration d’un Etat islamique". Mais les organisations en question ont depuis démenti – la vidéo était un faux.

Il semble en réalité possible d’armer la Coalition nationale syrienne en conditionnant cette aide à la garantie qu’elle contrôlera ces armements, voire en l’encadrant avec nos forces spéciales. Il est urgent de le faire car, si nous n’armons pas maintenant les factions modérées, les monarchies du Golfe finiront par armer les milices proches des salafistes.

5. A-t-on le droit de le faire ? On invoque l’embargo européen qui a été mis en place en mai 2011 pour empêcher les autorités syriennes d’utiliser ces armes contre sa population. Le problème est qu’il empêche celle-ci de se défendre contre le régime qui se fait de toute façon livrer des armes par la Russie.

Conscients de cette difficulté, les ambassadeurs européens l’ont renouvelé pour trois mois au lieu de douze. Il sera donc légal de livrer des armes à partir du 1er mars 2013. On pourrait même le faire avant, en invoquant la clause du texte qui prévoit la levée de l’interdiction "lorsque les armements ou les aides apportées par les Etats membres sont exclusivement destinés à des fins humanitaires ou de protection".

6. Ne serait-on pas responsables des crimes de guerre commis avec nos armes ? Non, car il faudrait qu’ils agissent sur nos instructions. Le degré de contrôle requis pour reconnaître la responsabilité de l’Etat tiers est d’ailleurs élevé, comme l’a montré la Cour internationale de justice en 1986, en concluant que le contrôle qu’exerçaient les Etats-Unis sur les contras au Nicaragua était insuffisant pour qu’on puisse leur attribuer la responsabilité des violations du droit international humanitaire commises par eux.

Armer les rebelles syriens n’est pas idéal : c’est un moindre mal. "Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, disait Aron, c’est le préférable contre le détestable." Le détestable est de ne rien faire, ou de faire mine de croire en une solution politique.

Car, plus la guerre dure, plus l’opposition se radicalise et plus l’après-Assad sera difficile à gérer. Le préférable, dans ce contexte où les options sont limitées, est d’armer les rebelles, de les soutenir avec nos forces spéciales, et de faire la guerre par procuration.

Cet article est mis à la disposition du lecteur mais il ne correspond pas à la mise en page de la version définitive et publiée à laquelle il convient de se référer pour toute citation.