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Recension du livre de Angus Francis, Vesselin Popovski et Charles Sampford (eds)

Norms of Protection : Responsibility to Protect, Protection of Civilians and Their Interaction, sur le site du Réseau de recherche sur les opérations de paix (ROP) de l’Université de Montréal, 11 février 2014.


Angus Francis, Vesselin Popovski and Charles Sampford (ed.), Norms of Protection : Responsibility to Protect, Protection of Civilians and their Interaction , Tokyo, United Nations University Press, 2012.

La responsabilité de protéger (R2P) est l’un des concepts ayant le plus réussi sur la scène internationale en ce début de XXIe siècle. Apparu dans le rapport éponyme de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des Etats (CIISE, 2001) ; reconnu, dans une version allégée, par l’Assemblée générale de l’ONU (2005) ; faisant désormais l’objet d’un poste de « Conseiller spécial chargé d’étudier les aspects théoriques, politiques et opérationnels de la responsabilité de protéger les populations » (depuis 2008), de plusieurs rapports du Secrétaire général des Nations Unies et d’un débat informel annuel à l’Assemblée générale ; il a été invoqué par le Conseil de sécurité dans au moins huit résolutions et par plusieurs dirigeants pour justifier l’intervention de l’OTAN en Libye (2011), et plus généralement par un grand nombre d’observateurs, chercheurs et journalistes lorsqu’il s’agit de défendre une intervention militaire pour des raisons humanitaires.

Ce succès politique et institutionnel s’accompagne d’une inflation éditoriale : des dizaines d’ouvrages, des centaines d’articles scientifiques, de colloques et de travaux universitaires lui sont consacrés depuis un peu plus d’une décennie. Certains sont apologétiques [1], d’autres très critiques [2]. Difficile dans cette profusion de trouver un angle original susceptible d’éclairer ce concept et sa mise en œuvre. C’est pourtant le défi relevé par les treize auteurs de cet ouvrage collectif consacré à la relation entre la R2P et la Protection des civils (POC), deux normes de protection qui se sont développé au même moment et dont l’articulation – différence, chevauchement, divergence, convergence, complémentarité ou tension – mérite un examen attentif.

Ce livre n’est que l’un des résultats d’un projet plus large sur la R2P et la POC, qui a impliqué de nombreux entretiens et tables rondes avec des praticiens et qui a également accouché d’un Guide to R2P and POC à l’attention des gouvernements, des organisations régionales et internationales et de la société civile. Cette ambition pragmatique lui permet d’allier réflexions théoriques et connaissances pratiques, ce qui est tout à fait nécessaire lorsque l’on étudie des concepts aussi opérationnels que ceux-ci.

Le contexte

Le développement de ces normes qui visent toutes les deux à protéger les civils des conséquences des conflits armés n’est pas le fruit du hasard. Il répond à une évolution majeure dont on a pris la mesure à la fin du XXe siècle : les conflits s’internalisent, ils ne sont presque plus interétatiques mais impliquent au contraire une déconstruction de l’Etat. Ils sont causés par des facteurs économiques et sociaux (tels que l’ethnicité et la religion, devenus plus importants que les facteurs politiques tels que l’idéologie), la privatisation de la violence (c’est-à-dire la perte par l’Etat du monopole de la violence légitime) ou des violations graves des droits humains.

La conséquence principale de cette mutation, qui selon certains est constitutive de « nouvelles guerres » [3], est la civilianisation des conflits armés : les civils sont les principales victimes des guerres contemporaines. Certains, dont des femmes et des enfants, sont délibérément visés, d’autres participent activement aux hostilités. Comme les combattants ne portent généralement pas d’uniforme, il est donc de plus en plus difficile de respecter le principe de distinction entre civils et combattants, qui est l’un des fondements du droit international humanitaire (DIH) et, plus largement, de l’éthique de la guerre.

On cite parfois des chiffres spectaculaires : le ratio de victimes militaires par rapport aux victimes civiles était de 8 pour 1 au début du XXe siècle, et de 1 pour 8 à la fin. Depuis 1990, expliquait également le Conseil de l’Europe en 2003, sur les presque 4 millions de personnes mortes dans des guerres, 90% d’entre elles étaient des civils. Comme tous les chiffres, ceux-ci sont évidemment contestables [4], mais ils reflètent tout de même une tendance qui, elle, est indéniable : la vulnérabilité croissante des civils, qui produit au début des années 1990 ce que deux des auteurs dans l’introduction appellent une « crise de la protection », dont témoignent les tragédies humanitaires de ces années-là (Somalie 1992-1994, Rwanda 1994, Srebrenica 1995, Kosovo 1999). C’est pour y répondre que se développent, au tournant du XXIe siècle, ces normes visant à protéger les civils.

Le livre

Les trois premiers chapitres de Hugh Breakey sont utiles pour poser les jalons conceptuels : ce qu’est la R2P (chap. 1), ce qu’est la POC (chap. 2) et en quoi ils diffèrent et se ressemblent (chap. 3). Ils sont un résumé d’un rapport qui se trouve sur les sites du Institute for Ethics, Governance and Law (IEGL) de l’Université Griffith à Brisbane, qui est affilié à l’Université des Nations Unies, et du Australian Civil-Military Centre (ACMC) du gouvernement australien.
Les chapitres suivants contextualisent la R2P et la POC. Dans le système onusien d’abord (chap. 4) : Angus Francis et Vesselin Popovski présentent les résultats de leurs entretiens à New York et Genève avec des praticiens onusiens, dont les deux anciens conseillers spéciaux du Secrétaire général, Francis Deng et Edward Luck. Dans l’histoire en général ensuite (chap. 5) : Charles Sampford montre comment ces deux normes, qui partagent la même racine (l’empathie) sont universelles dans le sens où on les retrouve dans toutes les cultures et toutes les religions. C’est un aspect sur lequel il faudrait jouer pour les renforcer, via le droit et les institutions internationales.
Vient ensuite une série de chapitres sur l’opérationnalisation de la R2P et de la POC. Hitoshi Nasu (chap. 6) s’intéresse aux effets sur la R2P de l’inclusion de la POC dans les mandats des opérations de maintien de la paix. Andrew Garwood-Gowers (chap. 7) se concentre sur la dimension préventive de la R2P, et Annie Herro et Kavitha Suthanthiraraj (chap. 8) montrent comment la R2P et la POC peuvent contribuer à la mise en œuvre d’une force onusienne de réaction rapide – une vieille idée que ces normes pourraient peut-être ressusciter.
Les contributions suivantes explorent les aspects juridiques. Helen Durham et Phoebe Wynne-Pope (chap. 9) montrent comment le DIH et certains textes de droit international des droits de l’homme (DIDH), comme la Convention contre le génocide de 1948, fondent juridiquement les deux premiers piliers de la R2P. Edwin Bikindo (chap. 10) s’appuie sur l’action récente du Conseil de sécurité, en particulier sur la Libye, pour montrer comment la R2P est finalement utilisée comme le moyen de cette fin qu’est la POC. Angus Francis (chap. 11) se demande quant à lui si la R2P, en permettant dans certaines situations l’intervention militaire, est bien compatible avec la protection des personnes déplacées et des réfugiés.
Les deux chapitres suivants ancrent le débat dans la région Asie-Pacifique, Lina Alexandra (chap. 12) examinant comment promouvoir la R2P en Indonésie et dans l’ASEAN, en insistant sur le rôle de la société civile locale, et See Seng Tan (chap. 13) revenant sur l’idée de souveraineté comme responsabilité qui est à l’origine de la R2P.
La dernière contribution, de Vesslin Popovski (chap. 14), est une synthèse utile de la relation entre la R2P et la POC.

La R2P et ses sources

La R2P est désormais bien connue : c’est la responsabilité de protéger les civils du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, qui incombe d’abord à l’Etat sur le territoire duquel les exactions ont lieu et, à titre subsidiaire, si celui-ci ne peut ou ne veut la mettre en œuvre, à la « communauté internationale » qui peut alors intervenir – seulement après une autorisation du Conseil de sécurité sous Chapitre VII pour la version onusienne de 2005 (art. 139 du document final du Sommet final), alors que la version initiale de 2001 (rapport de la CIISE) considérait le Conseil de sécurité comme une autorité prioritaire mais pas exclusive, laissant la porte ouverte à des interventions « illégales mais légitimes » dans le style de celle de l’OTAN au Kosovo (1999). Si la question de l’intervention militaire cristallise tous les débats, il faut prendre garde à ne pas y réduire la R2P qui est en réalité beaucoup plus large puisqu’elle inclut non seulement l’intervention le cas échéant mais aussi la prévention et la reconstruction, et que l’usage de la force militaire n’est envisagé qu’en dernier recours.

Contrairement à un préjugé répandu, l’idée d’une « responsabilité de protéger » ne date pas du rapport éponyme de la CIISE qui l’a fait connaître en 2001. Elle a plusieurs sources. La première, ancienne, est l’idée de souveraineté conditionnelle, déjà théorisée par les juristes de la fin du XIXe siècle. Le principe de non-intervention ne protège que les Etats « réellement dignes de ce nom » [5]. On parle alors d’« intervention pour cause d’abus de souveraineté » ou de « détournement de souveraineté ».

Les autres sources datent des années 1990, et sont rendues possibles par la fin de la guerre froide. Avec le bloc soviétique s’est effondrée la plus grande force anti-interventionniste. Il est désormais possible pour les grandes puissances d’intervenir sans risquer de déclencher une guerre mondiale, et les luttes nationales de libération et autres velléités sécessionnistes peuvent s’exprimer, comme le montre l’exemple yougoslave. A cela il faut ajouter les efforts de la diplomatie française pour promouvoir le droit d’assistance, le développement de la pratique de l’action humanitaire, le rôle croissant des médias et la consécration de ce que l’on appelle « l’effet CNN », le développement d’un discours global sur les droits de l’homme, la multiplication des instruments disponibles et, enfin, la mondialisation, qui réduit la distance entre la victime et l’observateur-intervenant potentiel.

Durant cette période, marquée par la non-intervention coupable au Rwanda en 1994 et l’intervention au Kosovo en 1999, trois idées au moins préparent à la R2P. La première est la notion de « sécurité humaine », apparue au début des années 90, d’abord définie par le PNUD comme la somme de sept éléments (sécurité économique, sécurité alimentaire, sécurité sanitaire, sécurité environnementale, sécurité personnelle, sécurité collective et sécurité politique), de façon beaucoup trop large, puis restreinte à la fin de la décennie au coût humain d’un conflit violent.

La deuxième est la redéfinition de la souveraineté comme responsabilité opérée par Francis Deng, alors représentant du Secrétaire général sur les personnes déplacées. Deng affirme notamment que, « pour mériter le nom de gouvernement, un gouvernement doit désormais satisfaire certaines conditions, qui impliquent toutes des limitations de l’usage du pouvoir » ; et que « la communauté internationale » a « l’obligation » de s’en assurer [6].

La troisième est ce qui est parfois appelé la « doctrine Annan », selon laquelle la souveraineté ne constitue plus un rempart derrière lequel peuvent se commettre toutes les exactions. En 2000, Annan note, d’une part, « qu’aucun principe juridique – pas même celui de la souveraineté – ne saurait excuser des crimes contre l’humanité » [7] et, d’autre part, qu’« il s’agit au fond d’un problème de responsabilité : en cas de violations massives des droits de l’homme universellement acceptées, nous avons la responsabilité d’agir » [8]. Au tournant du millénaire, il articule clairement la question en montrant les limites du vocable classique de l’intervention humanitaire et l’intérêt d’une reformulation en termes de responsabilité d’agir.

La POC et ses sources

Breakey en distingue quatre sortes, reposant à chaque fois sur un principe : la POC du combattant (ne pas faire de mal ou faire courir de risque injustifié aux non-combattants), celle du maintien de la paix (la responsabilité d’assurer le maintien de la paix dans un endroit donné implique nécessairement celle d’y protéger les civils), celle du Conseil de sécurité (protéger, à chaque fois que c’est possible, les droits fondamentaux des violations massives) et la POC humanitaire, qui commande aux organisations de contribuer pacifiquement à la protection des civils.

Elle n’est pas à proprement parler un nouveau concept, puisque l’objectif de protéger les civils des conséquences des conflits armés est une attitude sans doute universelle, en tout cas millénaire, qui s’est longtemps incarnée dans des principes moraux, des codes d’honneur, qui ont fait la théorie de la guerre juste avant de se solidifier en DIH à la fin du XIXe siècle. Ce qu’on appelle aujourd’hui la POC est simplement la partie du DIH qui s’occupe de la protection des civils (et des biens civils) – ses autres parties s’occupant de la protection des combattants, et de celle de l’environnement. L’ouvrage pourrait d’ailleurs être plus clair sur cette équivalence, implicite dans le chapitre 9 qui remplace sans explication POC par DIH.

Si donc l’idée de protéger les civils n’est pas « apparue » à la fin des années 1990, c’est en revanche à ce moment-là, suite à la culpabilité engendrée par le Rwanda et Srebrenica, qu’est élargi le mandat des opérations de maintien de la paix de l’ONU pour inclure explicitement la protection des civils menacés, et des groupes vulnérables en particulier (femmes, enfants, réfugiés et personnes déplacées, travailleurs humanitaires).

En 2000, le rapport Brahimi était très clair sur ce point : « On pourrait présumer en effet que les soldats ou les policiers de la paix qui assistent à des exactions contre la population civile devraient être autorisés à y mettre fin, dans la mesure de leurs moyens, au nom des principes fondamentaux de l’ONU et, comme indiqué dans le rapport de la Commission d’enquête indépendante sur le Rwanda, en tenant compte du fait que « la présence des Nations Unies dans une zone de conflit suscite chez les civils une attente de protection » (S/1999/1257, p. 55) » [9]. L’idée a été mise en pratique en 1999 au Sierra Leone. Le premier mandat de protection des civils était en effet celui de l’UNAMSIL, suite notamment aux pressions de la délégation canadienne, qui pouvait ancrer cette défense dans le concept de sécurité humaine, dont le Canada était l’un des plus ardents défenseurs depuis 1994. Les pressions canadiennes (mais aussi de la Namibie, du Rwanda et de l’Ouganda), ont encore été utiles l’année suivante pour que la protection des civils soit intégrée au mandat de la MONUC (en RDC). Puis la pratique est devenue plus habituelle, au Liberia, Côte d’Ivoire, Burundi, Soudan, RCA et au Tchad notamment, et elle est désormais rentrée dans les mœurs du Conseil de sécurité.

Pourquoi s’y intéresser maintenant ? C’est la R2P, en réalité, qui a besoin d’elle. Il est d’autant plus important d’explorer sa relation avec la POC, expliquent les auteurs, que la R2P est beaucoup plus controversée. C’est déjà le mouvement que tentait de faire la R2P en 2001, par rapport aux notions considérées belliqueuses de « droit d’ingérence » en français et de humanitarian intervention en anglais. Associées à l’interventionnisme militaire, l’enjeu était de trouver une formule plus consensuelle. Cela a fonctionné dans un premier temps.

Mais depuis, la R2P a été invoquée à toutes les sauces, souvent pour justifier des interventions armées. L’épisode libyen en particulier, où la Chine, la Russie et un certain nombre d’autres Etats ont l’amère impression qu’elle dissimulait un changement de régime (en réalité prévisible, leur surprise est feinte), a nui à sa crédibilité. On se retient désormais d’y faire appel, dans des situations qui pourtant le méritent, pour ne pas faire peur à nos partenaires. Comme en 2001, nous avons encore besoin d’une notion plus consensuelle. La POC est parfaite, car qui s’opposerait à la « protection des civils » ? La question bien sûr étant de savoir par qui, quand et comment.

Une relation dialectique

Les deux partageant le même objectif, la protection des civils, l’une directement (POC), l’autre par l’expression d’une responsabilité (de protéger les civils), ces deux normes peuvent sembler redondantes, voire équivalentes puisque chacune peut être vue comme la mise en œuvre de l’autre. La POC au sens strict, à travers l’inclusion de la protection des civils dans les mandats d’opérations de maintien de la paix, peut être comprise comme un moyen de mettre en œuvre la R2P, avant même que le concept n’apparaisse ; et la R2P comme un moyen de mettre en œuvre l’objectif millénaire de protéger les civils, c’est-à-dire la POC au sens large. La protection des civils (POC) est alors la fin qui justifie, au nom de notre responsabilité (R2P), un moyen qui peut aller jusqu’à l’usage de la force.

C’est pourquoi il est important d’insister sur les différences suivantes. Premièrement, la POC s’exprime dans cet ensemble de normes juridiques qu’est le DIH, dont la violation, constitutive de crimes de guerre, est susceptible d’être punie devant des juridictions nationales et internationales. La R2P en revanche n’est pas contraignante. Lui faire défaut n’est pas considéré comme un acte illicite au sens des Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite de la CDI (2001). Elle peut toutefois être décrite comme une « norme émergente », qui relève du « droit mou » (soft law). Son effet normatif est bien résumé par l’ambassadeur du Brésil à l’ONU en 2009 : la R2P « n’est pas un principe à proprement parler, encore moins une nouvelle disposition juridique. Elle est plutôt un appel politique puissant à tous les Etats, pour qu’ils respectent les obligations juridiques déjà inscrites dans la Charte, les conventions des droits de l’homme (…) et les autres instruments pertinents » [10].

Deuxièmement, la R2P semble plus étroite dans son champ d’application puisqu’elle ne s’applique qu’aux quatre crimes internationaux les plus graves (génocide, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité, crime de guerre), tandis que la POC s’applique à toute menace sur les civils, quelle que soit son ampleur et sa gravité, ce qui inclut aussi et par exemple l’exploitation sexuelle, les déplacements forcés, les stratégies de famine ou le fait de bloquer la délivrance de l’aide humanitaire. Cette étendue est d’ailleurs un problème, puisqu’il manque un consensus sur le champ d’application des mandats de protection des civils dans les opérations de maintien de la paix, certains Etats leur reprochant d’être obscurs ou impraticables.

Mais la R2P semble aussi plus large, puisque ses quatre crimes lui permettent de s’appliquer en situation de conflit armé comme en dehors, tandis que la POC est en principe limitée aux situations de conflit armé. De ce point de vue, les deux normes parfois se chevauchent : les victimes civiles de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité commis durant un conflit armé relèvent des deux. Bien entendu, ces classifications subtiles sont souvent difficiles à établir en pratique puisque la situation évolue : ce qui n’était pas qualifié de conflit armé le devient, déclenchant l’applicabilité de la POC. C’était le cas en Libye entre les résolutions 1970 et 1973 par exemple.

La R2P semble également plus large dans l’éventail de ses réponses, déplié en trois volets : prévention, intervention (au sens large et non seulement armé), reconstruction. La prévention n’est pas non plus étrangère à la POC, comme en témoigne notamment le DIH qui prévoit de nombreuses mesures préventives (comme l’obligation d’éviter « de placer des objectifs militaires à l’intérieur ou à proximité des zones fortement peuplées », art. 58(b) du Protocole I de 1977), mais elle y est moins explicite que dans la R2P. Surtout, la mise en œuvre de la POC passe essentiellement par les opérations de paix qui ont lieu après la commission d’actes de violence contre les civils : de ce point de vue, elle est plus réactive que préventive.

Troisièmement, la POC semble aussi plus neutre et impartiale, puisqu’il s’agit seulement de protéger les civils, dans une tradition qui est celle du DIH et du CICR, que la R2P qu’on accuse régulièrement de servir de cheval de Troie à l’interventionnisme occidental. Cette différence de perception provient du fait que le domaine de la guerre juste dont dérive la POC est le jus in bello, c’est-à-dire le droit dans la guerre, une fois qu’elle a commencé, tandis que celui dont dérive la R2P est le jus ad bellum, le droit d’entrer en guerre, qui par définition implique de prendre position, puisqu’il faut savoir pourquoi on se bat et contre qui.

En réalité, ce dont témoigne l’évolution des opérations de maintien de la paix est que la POC n’est pas si neutre et impartiale, deux notions complexes qu’il faut d’ailleurs distinguer [11]. Autoriser les missions de maintien de la paix à utiliser la force armée pour protéger les civils, les rendre « robustes » sous Chapitre VII, c’est aussi inciter les soldats à prendre parti et remettre ainsi en cause l’impartialité traditionnelle. L’écart avec la R2P se réduit donc, dans ses motivations, qui sont les mêmes, et ses conséquences sur le terrain.

Ainsi ce livre montre-t-il que la relation entre ces deux normes est dialectique et qu’elles peuvent coexister en s’enrichissant l’une l’autre.

[1] G. Evans, The Responsibility to Protect : Ending Mass Atrocity Crimes Once and For All, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2008 ; A. Bellamy, Responsibility to Protect : The Global Effort to End Mass Atrocities, Cambridge, Polity, 2009.

[2] P. Cunliffe (ed.), Critical Perspectives on the Responsibility to Protect : Interrogating theory and practice, Londres, Routledge, 2011 ; A. Hehir, The Responsibility to Protect : Rhetoric, Reality and the Future of Humanitarian Intervention, New York, Palgrave Macmillan, 2012 (voir mon compte rendu dans Politique étrangère, 2012/4, p. 912-913).

[3] Selon la terminologie employée notamment par M. Kaldor, New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era, 3rd ed., Stanford University Press, 2012 et H. Münkler, Les Guerres nouvelles, Paris, Alvik, 2003.

[4] A. Roberts, « Lives and Statistics : Are 90% of War Victims Civilians ? », Survival, 52:3, 2010, p. 115-136.

[5] Rolin-Jaequemyns, « Le droit international et la phase actuelle de la question d’Orient », Revue de droit international et de législation comparée, 8, 1876, p. 369.

[6] F. Deng et al., Sovereignty as Responsibility : Conflict Management in Africa, Washington D. C., Brookings, 1996, p. 4 et 6.

[7] Nous, les peuples, 2000, §219.

[8] UN Doc. A/55/1, §37.

[9] UN Doc. A/55/305–S/2000/809, §62.

[10] Plenary Meeting of the General Assembly on the R2P, 23 juillet 2009.

[11] Voir J.-B. Jeangène Vilmer, « Comment distinguer neutralité et impartialité ? Le cas du CICR », La Chronique. Mensuel d’Amnesty International, n°294, avril 2011, p. 14 (et en ligne).

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